Chapitre 24 - Comment Gargantua employait son temps quand l'air était pluvieux.

S'il arrivait que le ciel fût pluvieux et qu'il y eût des intempéries, tout le temps d'avant déjeuner était employé comme à l'accoutumée, à ceci près qu'il faisait allumer un beau et clair feu pour combattre l'humidité de l'air. Mais après le repas, au lieu de se livrer aux exercices habituels, ils restaient à la maison et, en guise de régime reconstituant, se dépensaient en bottelant du foin, en fendant et en sciant du bois, en battant des gerbes dans la grange. Puis ils étudiaient les arts de peinture et de sculpture, ou remettaient en pratique l'ancien jeu des osselets dont a traité Léonicus et auquel joue notre bon ami Lascaris. En y jouant, ils révisaient les passages des auteurs anciens qui le mentionnent ou y font une allusion indirecte.

Ils allaient aussi voir comment on étirait les métaux ou comment on fondait les pièces d'artillerie, ou ils allaient voir les lapidaires, les orfèvres et les tailleurs de pierres précieuses, ou les alchimistes et les monnayeurs, ou les haute-lissiers, les tisserands, les veloutiers, les horlogers, les miroitiers, les imprimeurs, les facteurs d'orgues, les teinturiers et autres artisans de ce genre. Partout, tout en payant à boire, ils s'instruisaient en considérant l'ingéniosité créatrice des métiers.

Ils allaient écouter les leçons publiques, les actes solennels, les répétitions, les déclamations, les plaidoyers des avocats renommés, les sermons des prédicateurs évangéliques.

Il passait par les salles et les lieux aménagés pour l'escrime, et là il essayait toutes les armes contre les maîtres et leur démontrait par l'évidence qu'il en savait autant qu'eux, voire davantage.

Au lieu d'herboriser, ils visitaient les boutiques des droguistes, des herboristes et des apothicaires ; ils observaient soigneusement les fruits, les racines, les feuilles, les gommes, les graines, les onguents exotiques, et, en même temps, la façon dont on les transformait.

Il allait voir les bateleurs, les jongleurs, les charlatans, observait leurs gestes, leurs ruses, leurs gesticulations, écoutait leurs belles phrases, s'attachant plus particulièrement à ceux de Chauny en Picardie, car ils sont naturellement grands bavards et beaux marchands de balivernes en matière d'attrape-nigauds.

Rentrés pour souper, ils mangeaient plus sobrement que les autres jours et prenaient une nourriture plus desséchante et plus amaigrissante, pour que l'humidité inhabituelle de l'air, communiquée au corps par une inévitable affinité élémentaire, fût corrigée par ce moyen et pour qu'aucune indisposition ne les affectât faute de s'être exercés comme ils en avaient l'habitude.

C'est ainsi que fut dirigé Gargantua, et il continuait à suivre chaque jour ce programme. De l'application continue d'une telle méthode, il tirait profit – vous vous en doutez bien – comme peut le faire, en fonction de son âge, un homme jeune et sensé. Cette méthode, bien qu'elle pût sembler difficile à suivre au commencement, fut à la longue si douce, si légère et délectable qu'elle se rapprochait plus d'un passe-temps de roi que du travail d'un écolier.

Cependant, Ponocrates, pour le reposer de cette violente tension des esprits, choisissait une fois par mois un jour bien clair et serein où ils quittaient la ville au matin pour aller à Gentilly, à Boulogne, à Montrouge, au pont de Charenton, à Vanves ou à Saint-Cloud. Là, ils passaient toute la journée à faire la plus grande chère qu'ils pouvaient imaginer, plaisantant, s'amusant, buvant à qui mieux mieux, jouant, chantant, dansant, se vautrant dans quelque beau pré, dénichant des passereaux, prenant des cailles, pêchant les grenouilles et les écrevisses.

Mais bien qu'une telle journée se fût passée sans livres ni lectures, elle ne s'était pas écoulée sans profit. Car, dans le beau pré, ils récitaient par cœur quelques jolis vers des Géorgiques de Virgile, d'Hésiode, du Rustique de Politien, composaient quelques plaisantes épigrammes en latin, puis les transposaient en langue française, en rondeaux et ballades.

Tout en se restaurant, ils séparaient l'eau du vin coupé, comme l'enseignent Caton (De l'agriculture) et Pline, à l'aide d'un gobelet de lierre. Ils diluaient le vin dans un plein bassin d'eau, puis l'en retiraient avec un entonnoir; ils faisaient passer l'eau d'un verre dans un autre, ils construisaient divers petits automates, c'est-à-dire des appareils se déplaçant d'eux-mêmes.

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